TL;DR : lisez MacIntyre
Pour être tout simplement crédible, la philosophie morale doit impérativement remplir deux critères :
Comme toute philosophie, elle doit avoir à cœur d’être attentive et fidèle à la complexité et l’ambiguïté de l’expérience. Pour ça, elle doit être avide d’apprendre du propos profond tenu par les romans, des leçons des témoignages politiques, et des résultats scientifiques de l’histoire et de l’anthropologie.
Plus spécifiquement, elle doit dès l’abord entendre et accepter le soupçon nietzschéen à l’égard de la moralité dans toute sa force, dans tout ce qu’il détruit. Et à partir de là seulement, essayer de faire un pas au-delà, d’éviter ses conclusions et de retrouver un sens de moralité authentique. Les deux aspects sont ici cruciaux : si elle ne commence pas par prendre Nietzsche au sérieux, elle ne sera pas crédible ; si elle ne s’efforce pas de dépasser véritablement Nietzsche, d’éviter ses conclusions, elle ne nous donnera pas le sens de la moralité.
Ce que je dis ici n’est pas vraiment plus que mon histoire personnelle, contingente. Mais il se peut que d’autres s’y retrouvent : jusqu’à présent, la philosophie morale me semblait dans son ensemble ennuyeuse, invraisemblable, inadéquate, inutile, sinon franchement nocive. En tout cas plus confusante qu’éclairante. Mais j’ai fini, récemment, par y trouver un intérêt, en trouvant un auteur qui ne perde pas mon temps, et qui m’ouvre une perspective sur toute une littérature. Et j’ai comme envie d’en parler.
Après la vertu (After Virtue), d’Alasdair MacIntyre, est devenu instantanément un de mes livres préférés. Son premier chapitre, de moins de 10 pages, est un des plus renversants débuts d’ouvrage philosophique que j’ai pu lire. Avec une simple expérience de pensée, il nous convainc que, si nous nous trouvions dans une certaine situation historico-philosophique (et il va défendre par la suite que nous nous y trouvons en effet), alors, nécessairement, tant la phénoménologie que la philosophie analytique ordinaire (les écoles philosophiques dominantes, surtout quand le livre a été écrit, en 1981) seraient incapables de nous aider. A la place, ce qui pourrait nous aider est le genre de perspective historique, à la manière de Hegel, prenant au sérieux le devenir concret.
Et il procède, de là, à faire la généalogie de l’échec des philosophies morales modernes et contemporaines, en passant bien sûr par le diagnostic lucide et irrémédiable de Nietzsche, afin de nous guider vers la récupération du sens que peut avoir un discours moral fonctionnant correctement. Alors, bien sûr, la voie du salut que nous propose MacIntyre est bien de renouer avec l’aristotélisme. Pire, comme MacIntyre le découvrira et défendra plus tard dans sa carrière, il s’agit de renouer avec le néo-thomisme. C’est ringard, oui, mais qu’est-ce qu’on y peut ? Et After Virtue en tout cas est tout sauf ringard. MacIntyre, le néo-thomisme, mais sexy. Et marxiste.
Après avoir déblayé les décombres et préparé le terrain sur de nouvelles anciennes bases, MacIntyre entreprend la reconstruction. Et si son livre de 1981 est radical, bref, souvent allusif, qu’il décoiffe et traverse toute l’histoire de la moralité des Grecs à nos jours, son livre de 2016, en revanche, sa dernière grande synthèse, Ethics in the conflicts of modernity, est un chemin patient à travers la problématique morale, une réflexion sur le trajet intellectuel que peut parcourir un sujet intelligent et réfléchi dans notre monde moderne. C’est une merveille de sobriété, et un modèle de travail intellectuel : de la manière dont il faut savoir apprendre en profondeur des autres perspectives théoriques, sans pour autant se laisser embourber par la masse de la production contemporaine, sans se sentir contraint de répondre à l’ensemble du bullshit de ce qui se publie quand on n’a rien à en apprendre.
Bref, MacIntyre, 5 stars, would highly recommend.