Alasdair MacIntyre, peut-ĂȘtre le plus important auteur de philosophie morale des 50 derniĂšres annĂ©es, est mort hier Ă lâĂąge de 96 ans.
Son ouvrage de 1981, After Virtue (AprĂšs la vertu dans la traduction française assez tristounette qui ne rend pas justice Ă la verve du livre) est le livre auquel je pense toujours quand on demande si un livre a changĂ© ma vie, et il est en tout cas sans doute celui qui a le plus brusquement changĂ© ma vision du monde et de lâart, au moins Ă lâĂąge adulte.
Mon histoire personnelle avec ce livre est elle-mĂȘme cocasse. Ă lâĂ©tĂ© 2019, ça faisait quelques mois que je voyais de temps en temps des mĂšmes intriguants venant dâune page facebook de mĂšmes philosophiques niches (âIncommensurable Memes for MacIntyrean Teensâ !), notamment certains dans lesquels figurait un genre de cri de ralliement mystĂ©rieux : âThe Enlightment Project of Justifying Morality had to Failâ (âLe Projet des LumiĂšres de Justication de la Morale ne pouvait quâĂchouerâ), que je comprenais se rattacher au philosophe Alasdair MacIntyre, mais dont je ne savais rien Ă lâĂ©poque.
Durant lâĂ©tĂ©, au cours dâun voyage dans la rĂ©gion des Grands Lacs amĂ©ricains avec mon amoureuse, nous allons visiter la gigantesque librairie dâoccasion John K. King Used & Rare Books de DĂ©troit. Vivant ma meilleure vie au rayon philosophie, je tombe sur un volume de la premiĂšre Ă©dition dâAfter Virtue du dit MacIntyre, le livre nâĂ©tant pas trop lourd et semblant plaisant (par exemple le dernier chapitre sâappelle âNietzsche ou Aristote, Trotsky et Saint Benoitâ, qui peut rĂ©sister à ça ?), je le prends par pure curiositĂ©. Et je nâai plus parlĂ© de grand chose dâautre dans les mois qui ont suivi.
Le propos de ce livre extraordinaire est, en somme, que la modernitĂ© philosophique sâest trouvĂ©e encore et encore incapable de donner une justification ou un compte rendu rationnel de la moralitĂ©, parce quâelle sâest privĂ©e des moyens thĂ©oriques de le faire, en mĂȘme temps que les dĂ©veloppements matĂ©riels et politiques nâont eu de cesse de miner rĂ©ellement ses fondements dans le monde.
Si, donc, âLe Projet des LumiĂšres de Justication de la Morale ne pouvait quâĂchouerâ (un Ă©chec qui se retrouve aussi bien dans lâutilitarisme et le kantisme que dans lâintuitionnisme ou la plupart des saveurs de la philosophie morale analytique), câest parce que dans le grand geste de sĂ©paration moderne vis-Ă -vis de lâAristotĂ©lisme, deux idĂ©es catastrophiques en sont venu Ă dominer : dâune part, le rejet des fins naturelles, ou lâidĂ©e que lâĂȘtre est en principe sĂ©parĂ© du devoir ĂȘtre ; et dâautre part et surtout, lâidĂ©e dâune rationalitĂ© naturelle universelle, ou du fait quâun argument valide est un argument ayant vocation Ă ĂȘtre acceptĂ© par tout esprit humain, au moins une fois celui-ci dĂ©gagĂ© des prĂ©jugĂ©s, ou quelque chose comme ça.
Parcourant les tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©s des modernes et des contemporains de justification rationnelle de la moralitĂ©, MacIntyre nous met devant un choix inĂ©vitable : Nietzsche, ou Aristote. Ou bien admettre une forme dâĂ©motivisme, le fait que la moralitĂ© nâest rien de rationnel, quâelle est une expression de la volontĂ© de puissance, et ne traiter sa justification rationnelle que sur le mode symptomal. Ou bien reconnaitre que les postulats des LumiĂšres sont faux, que, conformĂ©ment Ă ce quâa toujours soutenu la tradition aristotĂ©licienne, les vertus morales sont insĂ©parables de la capacitĂ© Ă correctement raisonner en matiĂšre de morale, dâune part, et que nos activitĂ©s et notre raison sont incomprĂ©hensibles en lâabsence dâune notion de fins naturelles, dâautre part.
Si ce livre a Ă©tĂ© pour moi autant transformateur, sans que je sache ni maintenant ni Ă lâĂ©poque exactement Ă quel point je pouvais admettre ses thĂšses, câest parce que je partageais entiĂšrement, et partage encore, son premier constat : que la philosophie morale mainstream nâest pas convaincante pour un sou, que lâutilitarisme est tout autant ridicule que le kantisme, que les droits de lâhomme sont une fiction manifeste, que lâintuitionnisme est une catastrophe thĂ©orique, etc. Je partageais le constat que Nietzsche Ă©tait encore ce que nous avions de plus lucide, et que si câest ça que devait ĂȘtre le rationalisme moral, nous nâavions pas dâautre choix que de rejoindre les nietzschĂ©ens. MacIntyre a Ă©tĂ© pour moi le premier Ă vraiment, non seulement prendre au sĂ©rieux le dĂ©fi nietzschĂ©en, mais aussi Ă montrer comment le dĂ©passer, Ă montrer pourquoi Nietzsche se trompe, en ce quâil partage les prĂ©supposĂ©s des LumiĂšres quâil rĂ©fute. (Jâai fait un post lĂ -dessus Ă lâĂ©poque).
(Il faut aussi noter que, bien quâil soit devenu thomiste Ă la suite de ce livre, MacIntyre est originellement un auteur marxiste, et un important dĂ©fenseur de lâidĂ©e que Marx ne peut pas se comprendre sans passer par Aristote)
AprÚs ce livre, MacIntyre a précisé, enrichi, développé ses thÚses, répondu aux objections, et complété les trous béants laissés par son premier essai incisif, dans des articles par dizaines et dans plusieurs livres majeurs :
Quelle justice ? Quelle rationalité ? (1988)
Trois versions rivales de lâenquĂȘte morale (1990)
Animaux rationnels dépendant (1999)
et sa synthĂšse finale, en 2016,
LâĂthique dans les conflits de la modernitĂ© (2016)
On prĂ©sente gĂ©nĂ©ralement MacIntyre comme appartenant Ă un courant dit de âlâĂ©thique des vertusâ, mais lui-mĂȘme a toujours rejetĂ© cette appellation et les vertus ne sont ni le point de dĂ©part ni le point dâarrivĂ©e de sa pensĂ©e. Il vaudrait sans doute mieux parler dâune Ă©thique des fins, ou des biens, câest-Ă -dire des fins qui mĂ©ritent dâĂȘtre poursuivies. Ou de parler, sur ce point tout le monde a raison, de nĂ©o-aristotĂ©lisme. Le point de dĂ©part et le moteur constant de sa perspective, qui est aussi la perspective aristotĂ©licienne, est lâexistence de lâenquĂȘte morale ou lâinterrogation morale rationnelle, qui est dâabord lâenquĂȘte des gens ordinaires, de tout le monde et des philosophes moraux en tant que personnes ordinaires. MalgrĂ© lâĂ©tat de dĂ©gĂ©nerescence de nos institutions et de nos conceptions thĂ©oriques morales, nous ne cessons pas de demander conseil, de chercher Ă nous orienter et Ă justifier nos choix, de chercher une forme de ce quâAristote Ă©tablissait comme Ă©tant le souverain bien, Ă savoir la bonne vie, lâeudaimonia, la vie qui pour nous est celle qui mĂ©rite le plus dâĂȘtre recherchĂ©e. Que lâon soit un pur hĂ©doniste, un trader sans considĂ©ration pour autrui, ou un militant ascĂšte, nous ne pouvons jamais complĂštement Ă©viter de nous demander si nos dĂ©sirs mĂ©ritent dâĂȘtre poursuivis, si nos prĂ©fĂ©rences sont les bonnes.
Depuis ce point de dĂ©part, MacIntyre dĂ©veloppe une philosophie morale, câest-Ă -dire non pas une morale philosophique (cette idĂ©e saugrenue), mais un compte-rendu philosophique de lâactivitĂ© de la morale. Il rend compte de la maniĂšre dont la poursuite de biens, intrinsĂšques Ă des activitĂ©s (un club de foot ou dâĂ©chec ou une association dâaide aux sans papiers, ou un syndicat), donne lieu aux vertus comme dispositions permettant de mener correctement ces activitĂ©s et les biens qui leurs sont intrinsĂšques. Comment, du fait de la nature humaine, les activitĂ©s collectives nĂ©cessitent gĂ©nĂ©ralement lâimposition de rĂšgles dâapplication inconditionnelles (tout le monde doit pouvoir disposer de son corpsâŠ), qui donnent lieu aux lois que la personne bien Ă©duquĂ©e, vertueuse, applique spontanĂ©ment sans avoir Ă les justifier au cas par cas. Et il rend compte du chemin rationnel, de la direction qui peut ĂȘtre suivie, pour discuter de la nature de la bonne vie, pour une personne donnĂ©e dans une sociĂ©tĂ© donnĂ©e, mais sans exclure certaines conclusions universelles fondĂ©es sur une nature commune.
Une idĂ©e trĂšs importante que MacIntyre a surtout dĂ©veloppĂ© dans les livres suivants, est celle de la narration, ou du fait que lâĂ©valuation rationnelle de nos vies ne peut pas se comprendre autrement que passant par une forme de narration de ces vies, dans un rĂ©cit comprenant des obstacles, des fins Ă poursuivre, et un arc dans la rĂ©alisation de ces fins ; et que, pour cela, les artistes et notamment les romancier·es ont une importance capitale en morale en ce quâiels dĂ©terminent le genre de narration disponible, et donc la maniĂšre dont nous pouvons apprĂ©hender la bonne vie.
MacIntyre Ă©tait un de mes philosophes vivants prĂ©fĂ©rĂ©s. Maintenant câest juste un de mes philosophes prĂ©fĂ©rĂ©s, et un modĂšle absolu pour moi de ce que doit ĂȘtre lâactivitĂ© dâĂ©criture et de pensĂ©e philosophique.